- POLYNÉSIE FRANÇAISE
- POLYNÉSIE FRANÇAISELa Polynésie française (189 000 habitants en 1988 et 212 000 en 1993 par estimation) est un vaste ensemble insulaire du quart sud-est de l’océan Pacifique. Anciennement dénommé Établissements français d’Océanie (de 1843 à 1957), ce territoire d’outre-mer français compte à peine 4 000 kilomètres carrés de terres émergées, mais un espace maritime d’environ 5 500 000 kilomètres carrés (depuis la définition, en 1977, des Zones économiques exclusives de 200 milles nautiques). Les 118 îles qui composent ce territoire sont éparpillées entre le 8e et le 27e degré de latitude sud, le 134e et le 155e degré de longitude ouest. Elles constituent cinq archipels; au centre, les îles de la Société dont Tahiti qui, à elle seule, représente le quart des terres émergées du territoire; au nord-est, les îles Marquises; au sud-ouest, les îles Australes; au sud-est, les îles Gambier; enfin, à l’est, les atolls des Tuamotu.Espace insulaire éclaté à l’extrême, la Polynésie française semble bénéficier d’une position privilégiée au sein de l’océan Pacifique, puisque située à mi-distance de Los Angeles et de Sydney (6 000 km). En fait, elle ne peut prétendre à la position géostratégique des îles Hawaii (situées 4 500 km au nord) qui, elles, sont en prise directe avec les principaux pôles d’activités du Pacifique «utile» (Californie, Japon, Taïwan, Hong Kong et Singapour). Situé sur les marges orientales de la Méditerranée océanique, ce territoire ne peut prétendre non plus à un rôle majeur à l’échelle du Pacifique insulaire; les îles Fidji bénéficient de meilleurs atouts.Néanmoins, la Polynésie française a acquis depuis fort longtemps des éléments de notoriété: décrite dès le XVIIIe siècle comme la nouvelle Cythère, une terre de rêve qui ensorcelle et purifie, elle attira d’abord savants, artistes et hommes de lettres; par la suite, sa dimension géostratégique s’améliora durant la Seconde Guerre mondiale, puis avec la création du centre français d’expérimentation atomique.1. Un espace éclaté, naturellement contrasté, très inégalement peupléLa Polynésie française associe des édifices volcaniques et le plus grand complexe récifal du monde. L’importance relative des deux types de construction diffère énormément d’un archipel à l’autre. Dans quatre cas sur cinq, les terres émergées sont principalement ou exclusivement d’origine volcanique. Dans le cinquième cas (celui des Tuamotu), le socle volcanique est à présent immergé et seules les formations coralliennes qui y prennent appui affleurent.Les îles de la Société (1 647 km2 et 162 573 hab. au recensement de 1988) s’établissent sur une dorsale sous-marine s’affaissant de manière progressive du sud-est vers le nord-ouest. De ce fait, les îles diminuent en étendue et en altitude lorsqu’on se déplace d’est en ouest. Avec 1 042 kilomètres carrés et 131 000 habitants, Tahiti constitue l’élément essentiel de l’archipel. Cette île se compose de deux anciens volcans accolés, de type hawaïen, culminant à 2 241 mètres (mont Orohena) pour ce qui est de l’édifice principal (Tahiti Nui ou Tahiti-la-Grande) et à 1 332 mètres (mont Rooniu) pour la «presqu’île de Taiarapu» (Tahiti Iti, la «petite»). L’érosion y a modelé des reliefs très contrastés: les sommets disposés autour des anciens cratères sont en aiguille; les flancs des volcans sont lacérés par des gorges étroites et profondes délimitant de petits plateaux en lanières (de type planèzes), correspondant à d’anciennes coulées de lave. Au pied de ces édifices montagneux se sont constituées de petites plaines littorales à l’abri d’une barrière récifale, particulièrement développées au nord-ouest, secteur le moins touché par les vents d’alizé et la grande houle océanique. C’est sur ce liseré que se concentre pour l’essentiel la population tahitienne. Et ce n’est que depuis 1970-1975 que les premières hauteurs dominant Papeete, Mahina, Arue et Punaauia, sont réellement occupées. Les vallées intérieures comme les zones d’altitude difficiles d’accès et à aménager restent vides. Sur les pentes «au vent» (exposées à l’alizé du sud-est), les formations forestières naturelles sont présentes, mais, sur les pentes abritées, on est confronté à une brousse souvent secondaire. Actuellement, on enregistre une invasion de Miconia calvescens (mélastomatacée). Plaines côtières et basses vallées ont été, jusqu’en 1970, le domaine des plantes cultivées, en particulier du cocotier et de l’arbre à pain, du taro (dans les bas-fonds inondés), de la patate douce et du bananier. Au cours du XIXe siècle, on y a acclimaté des plants de caféiers et de vanilliers, des manguiers et même une vaste plantation de coton puis de canne à sucre à Atimaono. Sur les bas de pente prospérait l’ananas et sur les plateaux abrités les agrumes. Cette concentration des hommes et des activités agricoles sur le littoral correspond à la bonne fertilité des sols côtiers provenant de l’accumulation d’éléments minéraux de nature variée, arrachés à la fois à la montagne et au récif. Le développement urbain récent a fait disparaître pour l’essentiel les activités agricoles sur Tahiti Nui.Les autres îles de la Société reproduisent en plus petit Tahiti. Plus on va vers l’ouest, plus l’élément émergé d’origine volcanique se réduit et, à l’inverse, plus l’élément récifal augmente. L’île de Moorea (132 km2 et 9 032 hab.), éloignée seulement de 20 kilomètres de la côte occidentale de Tahiti, possède comme sa grande voisine des reliefs élevés (Tohiea 1 207 m, Rotui 899 m) et un récif barrière très proche des côtes. Par suite d’un effondrement de la partie septentrionale de l’ancien cratère, cette île offre deux splendides baies (d’Opunohu et de Cook), hauts lieux du tourisme en Océanie.Avec les îlots de Mehetia et Maïao et l’atoll de Tetiaroa, Tahiti et Moorea constituent, au sein de l’archipel de la Société, le sous-ensemble des «îles du Vent». Le second sous-ensemble est celui des «îles Sous-leVent» (22 200 hab.). D’est en ouest se succèdent Huahiné (73 km2 et 4 479 hab.), vaste caldeira culminant à 669 mètres (mont Turi), puis les îles «sœurs» de Raiatea (200 km2 et 8 000 hab.) et Tahaa (82 km2 et 4 005 hab.), cônes volcaniques presque jointifs, enserrés par une même barrière récifale, enfin Bora Bora (38 km2 et 4 226 hab.), piton volcanique très disséqué culminant à 727 mètres (Otemanu), bénéficiant d’une vaste couronne récifale. Le contraste entre la masse verte ou noire de la montagne et le bleu turquoise du lagon fait considérer cette île comme une des «perles» du Pacifique. Au-delà de Bora Bora, Maupiti (14 km2 et 963 hab.) constitue l’ultime île haute des Sous-le-Vent. Puis viennent quatre atolls (Tupai, Mopelia ou Maupihoa, Scilly ou Manuae et Bellingshausen ou Motu One) dont le substrat volcanique n’affleure plus.Les îles plates coralliennes s’étendent à 300 kilomètres à l’est de Tahiti, parallèlement à l’alignement des îles de la Société. Sur un axe nord-ouest - sud-est de près de 2 000 kilomètres de long et de 500 kilomètres de large s’égrènent plus de quatre-vingts formations insulaires de toutes tailles, dont quatre seulement, parmi les plus méridionales voient émerger leur socle volcanique (Mangareva, Aukena, Akamaru et Taravaï) dans l’archipel des Gambier. Ces quatre îles (620 hab.) ont la même couronne récifale. Toutes les autres formations qui, pour la plupart, forment l’archipel des Tuamotu (11 700 hab.) sont constituées uniquement par des récifs coralliens de forme annulaire enserrant un lagon plus ou moins vaste (celui de Rangiroa mesure 70 km de long sur 20 km de large). Sur la bordure occidentale de l’archipel, Makatea présente un paysage original puisqu’à la suite de plusieurs soulèvements son lagon est totalement émergé. Cet ancien atoll a joué pendant plus de cinquante ans (1911-1966) un rôle considérable dans l’économie de la Polynésie française, puisque le fond de l’ancien lagon parsemé d’une série de poches de phosphate fit l’objet d’une exploitation minière. Cet atoll soulevé a accueilli jusqu’à 3 000 habitants. La vie dans les atolls est précaire. En 1988, l’ensemble Tuamotu-Gambier totalisait seulement 12 374 habitants. Seuls Rangiroa, grâce à sa fonction touristique, et Hao, par son rôle de base arrière des sites nucléaires, étaient relativement bien peuplés (1 300 et 1 900 résidents en 1983).Les archipels lointains des îles Marquises (997 km2 et 7 358 hab.) et des îles Australes (164 km2 et 6 509 hab.) présentent une aussi grande marginalité spatiale et démographique par rapport à Tahiti que celle notée pour les Tuamotu et les Gambier, bien que leur cadre naturel soit particulier. Proches de l’équateur, les îles Marquises sont des édifices volcaniques puissants, à la végétation exubérante, mal protégés de l’action de l’océan, faute de récifs. Elles s’achèvent souvent en falaises abruptes. Très disséquées par l’érosion, ces îles ont un relief tourmenté dépassant souvent 1 000 mètres d’altitude. Les zones de mise en valeur y sont minimes. À l’inverse, les îles Australes, elles aussi volcaniques, mais à récif très développé, situées de part et d’autre du tropique du Capricorne, bénéficient de sols riches et profonds et ont des reliefs inférieurs à 300 mètres d’altitude. Seule l’île de Rapa, isolée à 500 kilomètres au sud du reste de l’archipel austral, s’individualise par un relief aigu, comparable à celui des îles de la Société.Du fait de sa position en latitude (entre l’équateur et le tropique du Capricorne), l’ensemble de la Polynésie française connaît un climat tropical chaud et humide, avec quelques variantes selon la nature et le profil des îles (hautes et volcaniques ou basses et coralliennes). Les versants des îles hautes exposés aux vents d’alizé (secteur Est) sont les plus arrosés (plus de 4 m de précipitations en moyenne chaque année): la végétation y est exubérante. Les versants abrités «sous le vent» sont beaucoup moins humides (2 m de pluies annuellement). En l’absence de tout relief, les atolls sont des milieux relativement secs (guère plus de 1 700 mm/an). À la différence des îles volcaniques, ils stockent très mal les eaux météoriques. Leurs habitants doivent construire des citernes pour collecter les eaux de pluie s’ils veulent disposer d’une eau potable. À l’inverse, les îles hautes possèdent toujours des nappes d’eau souterraines de qualité et des cours d’eau pérennes. Les sols alluviaux des bas de pente et de la plaine littorale y rendent possible une importante activité agricole. Malheureusement, les espaces plans sont rares, sauf à Tahiti. Sur les atolls, les cultures ne sont possibles que dans de petites dépressions où l’humus peut être stocké; ailleurs, seul le cocotier peut prospérer; en revanche, seul le lagon est naturellement riche (en poisson).Par sa position dans la zone intertropicale, la Polynésie française peut connaître des calamités naturelles graves d’origine climatique ou sismique. Les cyclones y sont peu fréquents, mais lorsqu’ils s’y déplacent en «famille», comme durant l’été austral de 1982 à 1983, ils peuvent occasionner des destructions énormes. Les îles basses et les atolls peuvent aussi être dramatiquement affectés par les tsunamis. Ainsi, périodiquement, des aménagements agricoles ou piscicoles disparaissent.Au total, hors de l’archipel des îles de la Société et surtout de Tahiti, les établissements humains, toujours proches du littoral, sont d’effectifs réduits. Mais leur proximité de l’océan marque leur volonté d’être en contact permanent avec «l’extérieur», et en définitive, dans le cadre de la civilisation multiséculaire océanienne, l’hétérogénéité de cet espace insulaire n’a jamais été un handicap insurmontable pour l’homme. Au contraire, les groupes traditionnels essayèrent par des échanges conventionnés de tirer le meilleur parti des différences du milieu naturel.2. Le souvenir d’une civilisation agraire très structuréeLes différents archipels constituant la Polynésie française ont un peuplement attesté relativement récent. Alors qu’aux îles Samoa et Tonga, situées plus à l’ouest, la présence humaine, corroborée par des tessons de poterie de la tradition océanique lapita, remonte au XIIIe siècle avant J.-C., en Polynésie orientale elle s’établit au plus tôt au IIe siècle avant J.-C.Par leur langue, leurs plantes alimentaires et leurs animaux domestiques, les Polynésiens se prévalent d’une origine asiatique. Navigateurs tout autant qu’horticulteurs, ils étaient parfaitement adaptés à la vie dans des îles de dimensions réduites. Ils résorbaient régulièrement leur excédent démographique par le départ vers de nouvelles terres.En fonction de l’environnement naturel (île haute ou atoll, proximité de l’équateur ou du tropique), la culture matérielle, en particulier l’horticulture vivrière, variait d’un archipel à l’autre. L’architecture profane et sacrée faisait de même. Ces inflexions affectaient bien évidemment le contrôle social et les formes du pouvoir politique. Mais, vu de l’extérieur, une forte unité culturelle demeurait. Vers le XIIe ou le XIIIe siècle de l’ère chrétienne, dans l’archipel de la Société puis dans les autres archipels (sauf les Marquises) se multiplièrent les marae , espaces souvent dallés pourvus chacun d’un nom particulier auquel se rattachait le nom héréditaire d’un lignage qui l’utilisait et qui renvoyait à un ancêtre fondateur.L’ancienne société polynésienne s’articulait autour de trois ordres: au sommet se trouvaient les hui ari’i . Parce qu’ils s’estimaient «descendre des Dieux» ils s’étaient attribué les symboles de la souveraineté sur les hommes et leurs terres; ils se divisaient en «grande noblesse» (ari’i maro’ura ) et «petite noblesse» (ari’i ri’i ). Venait ensuite l’ordre des hui ra’atira , propriétaires terriens «non nobles» ou de «très petite noblesse» parmi lesquels se recrutaient les conseillers des chefferies, enfin l’ordre des manahune , simples tenanciers, horticulteurs, tenus à des prestations vis-à-vis de hui ra’atira (propriétaires terriens) et des hui ari’i (guerriers aristocrates). De façon générale, l’endogamie d’ordre prévalait. En fonction des titres de prestige détenus par les lignages hui ari’i et leurs marae, une hiérarchie de «chefs», et ce faisant de territoires, existait dans chacune des îles de la Société du XVIIIe siècle. Dans les îles hautes, ces territoires associaient le plus souvent une portion de littoral et de récif, une plaine côtière et un pan de montagne ou une vallée intérieure. Les fenua ainsi formés, dont dérivent les «districts» contemporains, avaient les moyens de s’autosuffire en associant pêche, agriculture et cueillette. La communauté qui s’y identifiait, mata’eina’a , était chapeautée par une chefferie pourvue d’un ari’i . Certains chefs mieux titrés que d’autres, contrôlant un marae particulièrement prestigieux, détenteurs de symboles religieux dominants ou bénéficiant d’une force armée redoutée, pouvaient prétendre au titre d’ari’i rahi , littéralement «chef puissant», voire à celui d’ari’i nui , ou «chef suprême». Leur ascendant politique pouvait s’établir sur deux ou plusieurs fenua (ari’i rahi ), voire sur toute une île ou sur une portion d’île d’envergure régionale (ari’i nui ). De véritables petits «pays» se constituaient de la sorte. Au milieu du XVIIIe siècle, Tahiti comptait une vingtaine de fenua qui se répartissaient entre six «pays», dont cinq sur Tahiti. Vers 1760, on assista au regroupement des deux «principautés» des Teva «de l’intérieur» et «de la mer», l’ari’i rahi de Papara devenant par là même ari’i nui . Parallèlement, l’ari’i rahi de Te Porionuu (ancêtre des Pomare) utilisait ses alliances interinsulaires pour fédérer la moitié septentrionale de Tahiti. La compétition était en effet incessante entre «pays» traditionnels. Chacun s’appuyait au mieux sur des réseaux confédéraux dépassant le cadre de l’île d’implantation, voire celui de l’archipel de la Société. Et c’est ainsi que le marae Taputapuatea d’Opoa à Raiatea, consacré à Oro, le dieu de la guerre, se trouva à l’intersection de deux vastes réseaux d’alliance, courant d’Hawaii jusqu’en Nouvelle-Zélande.Signes concrets de la tenure foncière et de la solidarité familiale, les marae étaient donc les points nodaux de la Société, sur le plan tant régional qu’interinsulaire. À la filiation des groupes humains correspondait un système comparable, associant certains marae entre eux et des terres de culture qui leur étaient rattachées. Dès lors, le constructeur d’un marae, le premier défricheur d’un terroir, était perçu comme l’ancêtre fondateur d’une collectivité particulière. Corrélativement, la fondation d’un nouveau marae de chefferie venait toujours concrétiser la volonté d’un homme, et à travers lui d’un groupe, de s’élever dans l’échelle des titres aristocratiques. Et comme la hiérarchie des titres attachés aux marae induisait le rang des chefferies locales («districts») et régionales («pays»), la guerre et la diplomatie, les coups de force et les mariages apparaissaient comme les meilleurs moyens pour un chef de faire progresser sa notoriété: en accaparant ou en obtenant l’accès à un nouveau marae, il pouvait se prévaloir d’un nouveau titre.Les marae et les objets culturels (ou «trésors») qui y étaient rattachés furent la base d’échanges interinsulaires permanents. Des complémentarités s’établirent, en particulier entre les îles de la Société, les Tuamotu et les îles Australes: la recherche des plumes d’oiseaux rares entrant dans la composition des insignes d’autorité en était l’élément stimulant. Les marae étaient surtout des lieux de relation des générations vivantes et déifiées, si bien que les personnages (chefs et prêtres) qui les contrôlaient et les décisions qu’ils prescrivaient avaient un caractère sacré, ce qui conférait à la société polynésienne traditionnelle son caractère éminemment religieux.Aux îles Marquises, la société semblait moins hiérarchisée, mais tout aussi religieuse: à l’intérieur de chaque île, chaque vallée constituait un fenua autonome. Au sein de la communauté du fenua, la direction était assurée conjointement par une lignée de «chefs» (papa haka’iki ) et un collège de prêtres (tau’a et tuhuka ), avec prééminence du «religieux» sur le «militaire».3. Les premiers contacts avec le monde des Européens: de la découverte au protectorat (1767-1842)C’est dans un contexte très sacralisé, d’une population socialement très hiérarchisée mais économiquement peu diversifiée (horticulture du taro et du bananier, préparation du fruit de l’arbre à pain et de la noix de coco, élevage du cochon et diverses formes de pêche au filet végétal ou à la ligne), que les navigateurs européens firent irruption. Si la découverte des Marquises en 1595 par l’Espagnol Alvaro Mendana de Neira n’eut pas de grandes conséquences locales, en revanche les arrivées de Samuel Wallis (1767) et surtout de Louis Antoine de Bougainville (1768) et de James Cook (1769) ouvraient une période nouvelle dans l’histoire de la Polynésie orientale. En 1772, deux navires espagnols étaient envoyés à leur tour à la découverte de la Polynésie. Interrompu par le déroulement de la guerre de l’Indépendance américaine, le mouvement d’exploration scientifique européen reprit activement vers 1785. 1786 vit le passage de Jean-François de La Pérouse, 1788 celui de William Bligh, 1791, celui de George Vancouver. Comme souvent en pareil cas, les marins ouvrirent la voie aux missionnaires. Les premiers pasteurs de la London Missionary Society débarquèrent à Tahiti le 5 mars 1797. Mais les expéditions scientifiques n’étaient pas pour autant closes: Louis Claude de Freycinet (1817), Louis Duperrey (1822) et Jules Dumont d’Urville (1826 puis de 1837 à 1840) se succédèrent dans l’observation de cette partie du monde.Les premiers contacts des explorateurs européens avec la Polynésie orientale ne furent pas faciles. Wallis dut tirer au canon sur des pirogues aux occupants inamicaux. Les marins de Bougainville furent contraints de faire usage de leurs armes. Mais, dans tous les cas, les contacts avec les arrivants européens furent pour les chefs tahitiens le moyen d’élargir leurs alliances et, de ce fait, d’accroître leur prestige. En fréquentant certains plus que d’autres, les Européens favorisèrent, sans toujours s’en rendre compte, un lent processus de centralisation du pouvoir politique à Tahiti et à Moorea. Amo, l’ari’i du pays des Teva (sud de Tahiti), profita de la sorte du passage de Wallis et du pavillon britannique qu’il lui avait confié. Il en fut de même pour Tu, l’ari’i de Te Porionu’u (nord de Tahiti et Tetiaroa), à la suite des voyages de Cook et surtout lorsque certains mutinés de la Bounty s’établirent dans sa «principauté» (1789). Leurs armes à feu et leur goélette permirent au futur Pomare Ier d’asseoir sa prééminence politique: ainsi, en février 1791, son fils (le futur Pomare II) fut-il intronisé chef suprême (ari’i maro’ura ) de Tahiti Nui et de Moorea. La dynastie des Pomare s’établit définitivement en 1792 lorsque Bligh, de retour à Tahiti, ordonna à tous les marins européens et nord-américains de se regrouper dans la principauté du nord de Tahiti. D’où l’importance capitale pour les Pomare de la détention de la ceinture prééminente de souveraineté (maro’ura ) sur laquelle était cousu le drapeau anglais, synthèse symbolique de la double prééminence politique (vis-à-vis de la société traditionnelle tahitienne tout autant que vis-à-vis des «gens de l’extérieur»). Le pouvoir suprême de cette dynastie s’affermit encore en 1797 lors de l’installation des missionnaires de la London Missionary Society (L.M.S.). Finalement, la consécration «royale» de Pomare II intervint en 1802 au cours d’une série de cérémonies d’investiture dans différents marae. Une fois encore, l’entreprise nécessita l’appui des marins anglais. À la mort de son père (1803), Pomare II détenait des titres et des terres dans de multiples fenua de Tahiti Nui (outre Pare et Arue, Faaa, Papenoo), dans la presqu’île de Taiarapu et dans l’île de Moorea. Mais les «pays» Teva-i-uta et Te Aharoa constituaient toujours des poches de résistance. Et en 1808, à la suite de la levée d’impôts royaux excessifs, la guerre reprit, provoquant le retrait de la L.M.S., puis en 1810 le départ de Pomare II pour Moorea. Les Teva semblèrent triompher, mais c’était sans compter avec les effets de la conversion d’une partie de la population autochtone à la foi chrétienne. La confusion finit par être générale dans tout l’archipel de la Société. Les décalages philosophiques et technologiques entre la civilisation traditionnelle et la civilisation venue d’Europe, la diffusion dramatique des épidémies importées et de l’alcoolisme ébranlèrent profondément la société. Bien des marae furent désertés. C’est dans ce contexte difficile que Pomare II réussit tout de même à restaurer son autorité: le 12 novembre 1815, les Oropa’a et les Teva l’attaquèrent de manière hasardeuse alors qu’il était en train de prier dans un temple; ses guerriers réussirent avec l’aide de marins européens à tuer le chef Upufara puis à mettre en fuite les assaillants. Dans le même temps, Tamatoa, allié de Pomare, triompha à Raiatea (îles Sous-le-Vent). Comme à Tahiti, les marae furent détruits, et, ce faisant, les principautés aristocratiques traditionnelles s’écroulèrent. En devenant tout à la fois le détenteur unique des titres traditionnels et le «protecteur»-serviteur «attitré» de la «nouvelle religion» (protestante), Pomare II cumulait l’essentiel des pouvoirs politiques et religieux: il put imposer dans tous les fenua la substitution des temples aux marae, puis des tavana (ou «gouverneurs» locaux) aux ari’i ; il préserva certains chefs dans son nouveau système, tel celui de Papara, longtemps opposant à l’accession des Pomare à la fonction royale. Il se servit aussi de l’action messianique des pasteurs anglais et des diacres polynésiens (formés dans les missions de Raiatea et de Bora Bora) pour imposer son «protectorat» aux îles Australes et aux Tuamotu. À sa mort (1821), on assista pourtant à la résurgence de pouvoirs locaux dans le cadre de la nouvelle religion. C’est qu’en fait les pasteurs agissaient comme un contre-pouvoir: en 1818-1819, ils négocièrent avec succès un «Code» formalisant par des lois écrites le fonctionnement des institutions des îles du Vent, puis, en 1820-1822, celui de la Société des îles Sous-le-Vent.Investis des fonctions de tavana ou de membres de l’«Assemblée» tahitienne (mise en place lors de la promulgation du Code de 1819), les anciens chefs devenus mandataires de la royauté profitèrent du très jeune âge de Pomare III (un an) pour reprendre leur liberté d’action durant la régence. La disparition de Pomare III en 1827 et son remplacement par sa sœur Pomare Vahine IV alors âgée de quatorze ans, n’allaient rien changer.En cette période de relâchement de l’institution royale et de discrédit des mandataires de la régence, compromis dans le commerce de la nacre et des salaisons, on assista à l’éclosion d’un mouvement de fermentation sociale et religieuse (Mamaia ) qui mit en cause l’action de la L.M.S. Celle-ci était accusée de s’enrichir aux dépens des Polynésiens par le trafic de l’huile de coco et de la viande de porc salée, dont la famille Pomare et ses alliés voulaient s’arroger le monopole de l’exportation. C’est seulement en 1834, après deux années de guerre civile, que l’Assemblée législative tahitienne déclara hors la loi la secte millénariste mamaia .En fait, plus que l’implantation missionnaire, l’installation d’une population cosmopolite, à partir de 1800, transforma en profondeur les mentalités et les rapports sociaux prévalant à Tahiti. Divers déserteurs de baleiniers et même des forçats évadés des bagnes de Nouvelle-Galles du Sud (Australie) s’impliquèrent dans la société locale. De nombreux navires vinrent s’y ravitailler. Entre 1793 et 1821, les îles du Vent fournirent la colonie pénitentiaire australienne en viande de porc, en volailles, en fruits et en tubercules. À partir de 1820, le bourg naissant de Papeete vit passer un grand nombre de baleiniers, de santaliers, de trafiquants de nacre et de perles, d’écaille de tortue et de trépangs, des traiteurs d’huile de coco. Des relations commerciales s’établirent avec Valparaiso et l’Europe, via le cap Horn. Un nouveau type de commerçants, qui firent souche dans le pays, s’imposa. Ils participèrent ou aidèrent à la mise en place d’une économie de plantation fondée sur la culture du cocotier, puis celles de la canne à sucre, du café, de la vanille et du coton. Très vite, ils nouèrent des alliances matrimoniales avec les familles d’ari’i qui, jusqu’en 1830, jouèrent un rôle primordial dans le trafic associant Européens et populations locales: la possession d’articles manufacturés leur assurait un prestige sans égal. Le choix par les Européens de la baie de Matavai et du port de Papeete comme lieu de trafic fut pour beaucoup dans l’ascension des Pomare. D’un autre côté, la nécessité d’encadrer cette population maritime souvent turbulente entraîna la présence de plus en plus fréquente de navires de guerre français, américains et anglais. En outre, Tahiti semblait un point d’appui privilégié pour l’avitaillement en charbon des bâtiments à vapeur qui traversaient l’océan en doublant le cap Horn et qui comptaient emprunter prochainement le canal de Panama. Enfin, dans le sillage des marins français, des missionnaires catholiques s’implantèrent dans les îles jusqu’alors ignorées par la L.M.S., en tout premier lieu à Mangareva, au cœur des Gambier (1834); puis ils tentèrent de faire de même à Tahiti (1836) et dans les Marquises (1838). L’interdiction de séjourner à Tahiti faite à deux prêtres par Pomare, sous la pression du pasteur Pritchard (1836), déclencha une vive réaction française et la nomination d’un consul. Consuls français, anglais et américains intervinrent alors en permanence à la «cour» royale à des fins tant politiques que commerciales. Profitant de l’absence de Pritchard, Moerenhout, le consul français, convainquit même Pomare IV et les principaux chefs des îles du Vent de demander un régime de protectorat à la France. Il obtint gain de cause en septembre 1842, lors d’une escale de l’amiral Dupetit-Thouars qui venait de prendre possession de l’archipel des Marquises. Le conseil d’État ratifia, à Paris, les actions de l’amiral en avril 1843.4. Du protectorat à l’autonomie interne (1843-1958)Dès le retour de Pritchard en février 1843, le protectorat français sur les îles du Vent fut mis à mal, ce qui amena, en novembre, l’amiral Dupetit-Thouars à proclamer l’annexion pure et simple de Tahiti. Malgré l’opposition de Pomare IV, le capitaine de vaisseau Bruat entreprit l’aménagement de divers points proches de la rade de Papeete. La confiscation de terres royales provoqua des troubles dès 1844, ce qui détermina l’arrestation de six chefs puis la création de fortins sur les hauts de Papeete puis à Taravao. Enfin, Pritchard fut arrêté, puis expulsé. La reine Pomare décida alors de résister à l’administration française. Tahiti et Moorea vécurent deux années de rébellion, pendant que la reine Pomare se repliait aux îles Sous-le-Vent. Finalement, en 1847, Pomare négocia sa soumission. Le protectorat inclut les îles Tubuai (Australes) et les Tuamotu. Les Codes des missionnaires furent révisés, mais la juridiction foncière resta de compétence tahitienne. Un conseil administratif s’occupait parallèlement des ressortissants européens. En 1850, ceux-ci étaient relativement nombreux (environ 1 500), pas toujours français. Certains commerçants, anglais ou allemands d’origine, étaient alliés par mariage à des familles ari’i . Leur aide au mouvement de révolte en fit une cible privilégiée de l’administration française; autre cible, les pasteurs anglais, jugés «anti-français». Aussi dès 1860, l’Église protestante tahitienne sollicite du gouvernement impérial l’assistance de la Société des missions évangéliques de Paris. Avec l’effondrement de la société traditionnelle et la marginalisation des tavana , les Églises chrétiennes apparaissent comme les seules structures d’encadrement des populations insulaires. Aussi les représentants de l’État tentèrent-ils d’intégrer les Églises protestantes dans l’administration du protectorat afin de mieux contrôler les populations qui y adhéraient. Le pasteur tahitien devint le guide du mata’eina’a . La société locale restait donc profondément religieuse. Cela était plus net encore dans les îles isolées, dans les archipels périphériques. Dans tous les cas, la cohésion autour des Églises était un garant d’autonomie pour les populations océaniennes.En 1877, à l’avènement de Pomare V, cette marge d’autonomie eut tendance à se réduire considérablement. Le nouveau «roi» n’avait pas la ténacité de sa mère, ce qui entraîna de nombreuses sollicitations administratives pour qu’il «fasse don de ses États à la France», tout en conservant les titres de préséance liés à sa fonction royale, les habitants du «royaume» acquérant pour leur part la citoyenneté française. En juin 1880, le jeune roi se laissa convaincre. L’annexion fut ratifiée par le Parlement français en décembre de la même année. En février 1881, c’est au tour des îles Gambier, jusque-là théocratie catholique, d’être annexées (protectorat nominal depuis 1844). Quant aux îles Sous-le-Vent, elles acceptèrent avec réticence le protectorat. L’agitation s’y installa dès 1886 et ce jusqu’en 1897. En mars 1898, elles furent annexées. L’ensemble de la Polynésie orientale fut érigé de la sorte en Établissements français d’Océanie (E.F.O.).Toutefois, hors de l’administration et de l’armée, la colonie comptait peu de Français, une centaine de colons et quelques dizaines de commerçants et d’artisans. La démobilisation sur place de militaires ne fournit jamais de gros effectifs. Plus de la moitié des colons et l’essentiel des commerçants étaient des étrangers d’origine anglo-saxonne ou germanique. Regroupés au départ autour des pasteurs de la L.M.S., ils se montrèrent plus entreprenants que les Français. Grâce à de nombreux mariages avec les filles d’aristocrates polynésiens, ils acquirent de vastes propriétés sur lesquelles ils développèrent cultures d’exportation et élevage. Certaines familles (Salmon, Brander) disposant de capitaux importants et d’une bonne instruction se lancèrent conjointement dans l’agriculture et le commerce. Ce sont ces mêmes étrangers qui s’implantèrent le mieux hors de Tahiti, tant dans les îles Sous-le-Vent que dans les archipels périphériques. Mais, très vite, le volume d’affaires traité attira les représentants de puissantes compagnies ayant leur siège à Bordeaux, Marseille, Londres, Hambourg, San Francisco ou Sydney. Des alliances matrimoniales évitèrent la perte totale de contrôle de cette société «créole» sur les affaires locales. Forte de ses appuis hors d’Océanie, cette société prospéra d’autant mieux que l’administration, ne possédant pas de domaine foncier, ne pouvait implanter de nouveaux colons. La terre resta largement un bien familial polynésien régi en grande partie, jusqu’en 1866, par le Code Pomare. Les spéculations foncières qui eurent lieu dans la seconde moitié de XIXe siècle restèrent le fait de certaines familles d’ari’i des îles du Vent qui désiraient convertir leur domaine familial en propriété individuelle afin d’y implanter des cultures spéculatives. Les tavana profitèrent en 1887 de l’autorisation de «revendiquer» les terres de chefferies (tomite ) pour détourner aussi à leur profit une grande partie des terrains cultivables des fenua. Pour résister à cette spoliation, la plupart des familles vivant de l’agriculture choisirent de faire valoir leurs droits indivis. Par la suite, l’indivision s’avéra un frein à la mise en valeur de type spéculatif. Les conflits fonciers restent une grande constante de l’univers rural polynésien.En fait, dans l’espace colonial français, Tahiti et, au-delà, les E.F.O. restèrent longtemps des terres oubliées qui se réveillèrent brusquement en septembre 1914 sous le feu d’un navire de guerre allemand. Faute de moyens de communication, la colonie resta hors de la Première Guerre mondiale jusqu’en 1916, date à laquelle elle envoya en métropole un contingent de 1 100 soldats. Ce départ priva un temps la colonie d’une grande partie de sa main-d’œuvre autochtone.La pénurie de main-d’œuvre semble constante à Tahiti depuis l’organisation d’une économie marchande. Le recrutement de baleiniers, de plongeurs de nacre, voire de travailleurs pour les mines du Chili ou du Pérou, crée un vide sur le marché du travail «à terre». Dès 1865, la plantation de coton (plus de 1 000 hectares plantés en 1867) d’Atimaono (la plus vaste de Tahiti) fit appel à un contingent de 900 engagés chinois originaires de Canton. La faillite de la plantation, en 1874 (et sa conversion à la canne à sucre), interrompit pour un temps la migration d’Asiatiques. Les ouvriers agricoles restés sur place se marièrent à des Polynésiennes, ouvrant des commerces de détail ou pratiquant l’horticulture pour l’alimentation du marché de Papeete en produits maraîchers. La venue de Chinois reprit pourtant entre 1907 et 1914: 2 500 immigrés débarquèrent durant cette période. Dans les années 1920, un nombre comparable s’implanta lui aussi de manière stable. Reliés à de grosses maisons de commerce chinoises de Hong Kong ou de San Francisco, ces nouveaux arrivants monopolisèrent le commerce de détail et occupèrent une large part dans le système de traite du coprah, de la vanille et du café. La venue de femmes détermina la mise en place de familles asiatiques traditionnelles, ayant leurs écoles et leurs associations, bloquant le processus de métissage engagé au cours de la seconde moitié du XIXe siècle. Lorsque vinrent, en 1911, 250 Japonais pour travailler sur le gisement de phosphate de Makatea, il ne fut pas non plus question de métissage. Celui-ci, en revanche, progressa constamment entre Européens et Polynésiens. Ce processus s’accéléra lorsque les troupes américaines s’installèrent à Bora Bora, entre 1942 et 1945.Comme les autres archipels océaniens du Pacifique Sud, les E.F.O. s’éveillèrent aux réalités du monde contemporain lors du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Comme à Nouméa, on se rallia massivement à Papeete à l’appel du 18 juin 1940 du général de Gaulle. Un contingent de 300 hommes fut inclus dans le bataillon du Pacifique tout juste reconstitué pour participer (brillamment) à la campagne d’Afrique, puis à celle d’Italie, au débarquement des Alliés en Provence et à la libération de la France du Sud et de l’Est. La paix revenue, la colonie des E.F.O. fut transformée en territoire d’outre-mer. Dès lors, tous ses ressortissants devinrent citoyens de plein exercice. Ils participèrent aux référendums constitutionnels de 1945 et 1946, puis aux élections législatives et à celle de l’Assemblée représentative du territoire (qui, elle-même, devait élire un sénateur appelé à siéger à Paris au Conseil de la République). En 1949, au lendemain de l’élection de Pouvanaa a Oopa à l’Assemblée nationale, un vaste Rassemblement démocratique des populations tahitiennes (R.D.P.T.) vit le jour. Il catalysa les revendications des anciens combattants ayant pris part à la Seconde Guerre mondiale et les récriminations de populations locales exprimées à l’encontre des personnels administratifs venus de métropole. Produit de la mission protestante, Pouvanaa réclame plus de responsabilités pour les Polynésiens au sein des instances décisionnelles du territoire. Il faut attendre l’application de la loi-cadre d’autonomie interne en 1957 pour que le R.D.P.T., une nouvelle fois majoritaire au sein de la toute nouvelle Assemblée territoriale (17 sièges sur 30) et par conséquent au Conseil de gouvernement (l’exécutif local), infléchisse véritablement la marche du territoire. En 1958 apparaissent un projet d’impôt sur le revenu et un essai d’«océanisation» rapide des cadres de la fonction publique. Les partis d’opposition réagissent violemment et se regroupent en une Union démocratique tahitienne (U.D.T.) qui dénonce tout à la fois les inconvénients de l’impôt sur le revenu et les tendances sécessionnistes du parti majoritaire. Quelques mois plus tard intervient le référendum constitutionnel fondant la Ve République, et 65 p. 100 des suffrages se portent sur le «oui», confirmant ainsi le statut du territoire et sa place dans la République française. Les accusations à l’encontre de Pouvanaa se précisent alors. Accusé d’avoir incité ses partisans à incendier Papeete (le creuset de la «société coloniale»), ce dernier est arrêté et interné en métropole. Il sera gracié dix ans plus tard, puis conquerra le siège de sénateur. Entre-temps, la Polynésie française va connaître des changements majeurs tant dans les domaines économique et social que sur les plans politique et culturel.5. Une économie de transfert, un espace macrocéphalique, une société en criseJusqu’à la découverte et à la mise en valeur du gisement de phosphate de Makatea en 1911, l’économie de la Polynésie française était fondée exclusivement sur l’agriculture et la pêche. La production de coprah fut la première activité agricole commerciale. Elle s’est trouvée favorisée, au début du XXe siècle, par l’apparition d’une marine à vapeur qui diffusait des produits manufacturés dans les diverses îles, depuis Papeete, et qui cherchait un fret de retour. La crise économique des années 1930 puis la Seconde Guerre mondiale freinèrent son développement. Ensuite, le passage, entre 1942 et 1945, de l’armée américaine détermina l’émergence d’activités commerciales et de services multiples. Mais, jusqu’à la fin des années 1950, l’économie de la Polynésie française était typiquement coloniale, tout à la fois fondée sur l’exportation de produits agricoles «exotiques» (coprah et vanille) et tributaire de la métropole pour l’acquisition de biens de consommation. Enfin, le territoire était à la merci des cours mondiaux pour la pleine valorisation de ses matières premières.Au début des années 1960, des événements d’importance vont modifier profondément l’économie et la société trouvant place en Polynésie française: la création en 1961, par remblaiement d’une portion du lagon de Tahiti, de l’aéroport international de Faaa, qui permet l’atterrissage des avions à réaction et avec eux la venue de touristes; le tournage du film Les Révoltés du «Bounty» par la Metro-Goldwyn-Mayer qui employa, de 1960 à 1962, plus de 2 000 autochtones; enfin et surtout, l’implantation, en 1963, du Centre d’expérimentation du Pacifique (C.E.P.), qui devait coordonner les expériences nucléaires programmées par le Commissariat à l’énergie atomique (C.E.A.) et les forces armées. La mise en place de ces nouvelles infrastructures entraîna la création de nombreux emplois; elle provoqua l’afflux de métropolitains, civils et militaires, les travailleurs locaux ne pouvant répondre à la demande par manque de formation professionnelle. On assista corrélativement à la prolifération des activités tertiaires. Il s’ensuivit un exode rural important depuis les archipels périphériques vers la ville de Papeete et les chantiers militaires des Tuamotu. Les salaires pratiqués étant infiniment supérieurs aux revenus agricoles, l’essor engendré par le C.E.P. porta le niveau de vie à un degré voisin de ceux de la France métropolitaine et des pays industrialisés. D’un seul coup, l’économie de la Polynésie française perdit ses caractéristiques océaniennes et coloniales, et la ville de Papeete son air de sous-préfecture exotique. Cette agglomération de près de 100 000 habitants rassemble, à elle seule, 60 p. 100 de la population du territoire. La population d’origine européenne (popa’a ), métisse (demis ) et chinoise (tinito ) s’y concentre.Deux espaces résidentiels complémentaires se sont établis dans le sud de Tahiti (centré sur Taravao) et dans l’île de Moorea. Hors des îles du Vent, le territoire ne comporte qu’un centre urbain, Uturoa (2 733 hab.), dans l’île de Raiatea. La prospérité induite par l’économie de services n’a donc pas débouché sur une meilleure structuration de l’espace par la mise en place d’un réseau urbain. Au contraire, les petites îles maintenant accessibles par avion se vident au profit de Tahiti, l’île-capitale. Pourtant, périodiquement, les pouvoirs publics tentent de stabiliser la population hors de Tahiti par la création de nouvelles unités hôtelières ou le redémarrage d’activités agricoles. L’augmentation des productions locales est une nécessité afin de diminuer le volume des importations alimentaires, tout en relevant le niveau de vie des ruraux et en revalorisant leurs avoirs fonciers. Mais, en fonction de la demande urbaine, seules certaines productions végétales ou animales sont favorisées. Quelques nouvelles productions ont été acclimatées (melons et pastèques sur les sables coralliens des îlots de la couronne récifale de Huahine et Maupiti, pommes de terre à Tubuai, ananas sur les pentes de Moorea, fleurs à Tahiti), mais le coprah et la vanille, piliers de l’économie de plantation, continuent à péricliter. Depuis 1980, on ne produit plus, en année moyenne, que 13 000 tonnes de coprah contre 21 000 tonnes dans les années 1960 et 30 000 tonnes dans les années 1950. Le rôle économique de la vanille, traditionnellement important dans l’archipel de la Société, est devenu anecdotique (4 t exportées en 1987, contre 180 t en 1960). Quant au café, atout traditionnel des Australes (300 t dans les années 1950), il a totalement disparu des exportations. Les 4 tonnes produites en 1987 sont autoconsommées, les plantations pratiquement à l’abandon.La pêche est restée essentiellement artisanale: les prises sont estimées à 8 000 tonnes environ par an, mais seulement 2 080 tonnes ont été commercialisées en 1987 et 3 200 tonnes en 1991. La pêche industrielle est pratiquée uniquement par des navires battant pavillon étranger (2 722 t prises par les Coréens, 1 237 t prises par les Japonais en 1987). L’aquaculture est par ailleurs en cours de développement: 16,8 tonnes de crevettes d’eau douce, 16,6 tonnes de crevettes de mer et 6 tonnes de moules en 1987.La perliculture et la production de nacre constituent les activités maritimes les plus rémunératrices, même si certains gisements nacriers, trop exploités, s’épuisent. Déjà, la production de nacre a chuté dans les années 1960 (645 t en 1960, 185 t en 1970). En 1987, les exportations de perles ont porté sur 123,8 millions de francs français, alors que celles d’huile brute de coco n’excédaient pas 18,9 millions: la perle est ainsi devenue la première source de recettes à l’exportation. Sur des bases techniques nouvelles, la Polynésie française renoue ainsi avec une production qui a fait sa réputation au XIXe siècle. Néanmoins, en 1984, l’ensemble agriculture-élevage-pêche constituait à peine 4,6 p. 100 du P.I.B. de la Polynésie française. Grâce au «boum» sur la perle (qui occupe plus de 2 000 personnes), on estime, depuis 1985, que la valeur ajoutée provenant de l’ensemble du secteur d’activité agricole dépasse largement un demi-milliard de francs français, soit trois fois mieux qu’au début des années 1980. Cette réalité nouvelle constitue un signe encourageant pour tous ceux qui s’emploient à rééquilibrer l’économie du territoire.L’industrie manufacturière et l’artisanat ont un poids économique supérieur à l’agriculture mais néanmoins limité (9,6 p. 100 du P.I.B.), tant ce secteur est mal structuré. L’étroitesse du marché intérieur, le manque de main-d’œuvre qualifiée, l’éloignement des grands centres fournisseurs de matières premières ou de pièces détachées ne leur permettent pas d’être compétitifs, excepté lorsqu’il s’agit de produits originaux de qualité (tissus avec impression faite à la main, parfumerie) ou de la valorisation de produits alimentaires fortement demandés sur le plan local. Avec 11,5 p. 100 du P.I.B., la branche du bâtiment et des travaux publics a un poids économique supérieur à celui de la production énergétique (0,9 p. 100) et de l’industrie de transformation. Les transports et les télécommunications ont un poids économique inférieur aux deux précédents secteurs (6,7 p. 100 du P.I.B.).En définitive, les commerces et les services marchands représentent la part la plus importante du P.I.B. (34,7 p. 100) suivis par les services non marchands dont l’administration (32 p. 100). Près des trois quarts (73,4 p. 100) des activités économiques du territoire s’inscrivent donc dans le secteur tertiaire. Sur ce point, la situation est identique à celle qui prévaut traditionnellement dans les départements français d’outre-mer et depuis peu en Nouvelle-Calédonie.En fondant l’essentiel de leur activité sur la vente de produits importés, les commerçants ne favorisent pas, par un apport en capital, la création d’activités agricoles ou industrielles. En prélevant des marges fixes sur leurs produits, ils ont de plus en plus tendance à commercialiser des denrées chères, qui ont des effets pénalisants pour les petits revenus et pour des activités telles que le tourisme ou l’artisanat de service.Considéré comme prioritaire par les autorités du territoire, le tourisme représente 6 p. 100 du P.I.B., soit plus que l’ensemble agriculture-élevage-pêche et autant que les transports et les communications, secteur stratégique pour un territoire éclaté en une centaine d’îles. Le transport aérien joue à présent un rôle considérable. En 1986, on comptait, chaque semaine, onze vols à destination de Los Angeles, six en direction d’Auckland, autant vers Sydney, deux vers Nouméa, trois vers Honolulu et San Francisco et un autre vers Santiago du Chili. Cette année-là, la Polynésie française a enregistré le passage de 161 000 touristes, ce qui est son meilleur score. La capacité hôtelière a atteint 2 900 unités d’hébergement réparties essentiellement entre Tahiti, Moorea et Bora Bora.À tous égards, le Centre d’expérimentation du Pacifique a une incidence plus grande que le tourisme. En 1968, il faisait travailler 15 000 personnes. En 1983, sur un total de 58 000 actifs, dont 50 000 actifs non agricoles, le C.E.P. drainait toujours à lui seul 9 000 personnes (2 500 militaires et 6 500 civils). À titre de comparaison, on comptait 8 000 agriculteurs et pêcheurs, 6 000 ouvriers dans le bâtiment et les travaux publics, et 5 000 dans les industries de transformation. Au total, le secteur tertiaire rassemblait 39 000 personnes. La fonction publique à elle seule en comportait 20 000.Le C.E.P. rapporte non seulement par les emplois qu’il propose sur le marché local (jusqu’à 3 500) et les infrastructures qu’il met en place, mais aussi par les droits douaniers qu’il permet au gouvernement territorial de percevoir. En 1985, les droits sur les matériels importés versés au budget du territoire s’élèvent à 302 millions de francs français, l’ensemble des dépenses du C.E.P. étant alors de 1 749 millions de francs français, soit 23 p. 100 du P.I.B. de Polynésie française (ce dernier s’élevant à 7 532 millions de FF).L’impact géographique du C.E.P. reste, en revanche, limité: deux bases logistiques à Papeete et sur l’atoll d’Hao, et deux sites d’expérimentation sur les atolls de Mururoa et de Fangataufa, dans le sud des Tuamotu, à 2 000 kilomètres de Tahiti. De 1965 à 1973, les essais nucléaires ont eu lieu dans l’atmosphère sous ballon; depuis 1974, ils sont souterrains. Le caractère souterrain de ces essais a limité grandement les risques de pollution pour l’environnement, ce qu’ont pu constater in situ diverses commissions scientifiques internationales.Fondée sur une forte progression des dépenses publiques, l’économie de la Polynésie française connaît une croissance rapide mais non productive. Les revenus distribués ne pouvant pas être satisfaits par la production locale, on assiste à un gonflement considérable des importations; on enregistre un déficit record de la balance commerciale: 4 815 millions de francs français en 1986, contre 995 millions en 1970 et 242 millions en 1962 (date à laquelle le taux de couverture des importations par les exportations n’était déjà que de 56 p. 100, contre 93 p. 100 en 1959). Les efforts des pouvoirs publics locaux et nationaux pour améliorer le niveau des productions agricoles, des ressources marines et des activités touristiques ne suffisent pas pour dégager Tahiti de sa «dépendance» envers la métropole.L’État français, largement responsable de cette situation, intervient massivement sur le plan financier dans le fonctionnement du territoire. En 1986, sa contribution s’élève à 4 097 millions de francs français (plus de la moitié du P.I.B.): 38 millions en aide au budget territorial, 3 775 millions pour le fonctionnement des services administratifs pris en charge par la métropole et 284 millions de subventions et de prêts. Le territoire connaît à présent une économie de transfert (de fonds publics) comparable à celle des Antilles, de la Réunion et des régions métropolitaines à faible potentiel productif.Dans la mesure où ce processus s’inscrit dans un contexte géographique et culturel très particulier, il a fallu évidemment mettre en place des procédures institutionnelles allant bien au-delà des lois de décentralisation et de régionalisation en vigueur en métropole et dans les départements d’outre-mer. L’équilibre général du territoire était à ce prix. On l’a bien vu entre 1958 et 1976, lorsque l’exécutif local avait des compétences limitées. En 1977, sous la pression du mouvement autonomiste mené par le député Sanford, le Conseil du gouvernement récupéra une partie des pouvoirs qu’il avait en 1957. Mais il fallut attendre 1984 et le ralliement, derrière le député G. Flosse, du mouvement gaulliste local à l’idée d’autonomie pour que celle-ci devienne effective: la coordination de l’exécutif est transférée du gouvernement (représentant de l’État) à un président élu par l’Assemblée territoriale; le contrôle des décisions prises en Conseil de gouvernement n’est plus a priori, mais a posteriori; enfin, le champ des compétences est élargi, en particulier en matière d’enseignement secondaire, dans le domaine de l’audiovisuel et surtout pour proposer et suivre des négociations de coopération avec les États du Pacifique Sud.La terrible accélération qu’a connue la Polynésie française depuis 1960 a confirmé la prééminence politique des «Demis» (métis) et leur progression dans les affaires, l’administration et les professions libérales. Au carrefour des cultures polynésienne, européenne et chinoise, ils donnent au territoire son identité, bien qu’ils ne représentent que 15 p. 100 de la population totale. Ce sont eux qui profitent le mieux de l’inflation des services publics, et ils participent activement à la spéculation foncière. Les Polynésiens, qui représentent 68 p. 100 de la population du territoire, sont beaucoup moins bien pourvus: agriculteurs, pêcheurs et salariés urbains à faibles revenus. Ils sont plus que d’autres les victimes du coût élevé de la vie et, faute de qualification, du chômage. Pour une grande part mal ou peu urbanisés, ils expriment toujours une grande méfiance à l’égard des Européens (12 p. 100) et des Chinois (5 p. 100). C’est dans la frange la moins bien urbanisée d’origine polynésienne et de confession protestante que se recrutent les indépendantistes tahitiens (14 p. 100 des suffrages aux élections territoriales en 1982).Face à la revendication indépendantiste se développe en contrepoint un mouvement pour la reconnaissance des particularismes régionaux. Les Marquisiens, les ressortissants des Australes, voudraient pouvoir, par la mise en place de conseils régionaux, avoir la possibilité de mieux bénéficier des subsides de la France métropolitaine. Le cadre institutionnel régional qui, depuis 1985, fonctionne en Nouvelle-Calédonie incite à une telle revendication, l’idéal étant bien sûr le cas du minuscule territoire de Wallis et Futuna (12 000 hab.) qui vit au rythme de ses coutumes polynésiennes grâce aux largesses financières de la métropole.À court terme, c’est le désengagement progressif du C.E.P. qui inquiète le plus les leaders tahitiens. Ceux proches de la droite métropolitaine (R.P.R.-U.D.F.) veulent multiplier les «contrats État-territoire» dans divers domaines économiques et sociaux encore mal valorisés, mais ceux-ci sont si peu nombreux que les leaders de la gauche indépendantiste réclament une réforme radicale de l’organisation socio-économique tahitienne dans un nouveau cadre institutionnel (d’État souverain ou d’État associé). Comme l’indiquait récemment Sanford, le vieux leader autonomiste, «le C.E.P. a apporté l’argent, pas la richesse». Certes, le territoire bénéficie d’infrastructures remarquables, mais les ressources productives restent très limitées et le chômage atteint durement le prolétariat, d’où certaines réactions de xénophobie, d’aigreur vis-à-vis des groupes sociaux chinois, métropolitains et «demis» dans la population polynésienne. On se replonge, à la fin des années 1980, dans l’atmosphère du début des années 1960, mais cette fois sans pouvoir spéculer sur le potentiel économique du C.E.P. Pendant ce temps, l’atome s’est «dépollué» mais il laisse beaucoup de déçus de la modernité. Faute d’autres recours, le plus grand nombre espère pouvoir maintenir un haut niveau de vie grâce à la multiplication des postes de la fonction publique, aux frais de la France.La Polynésie française a des potentialités limitées sur le plan agricole et industriel, mais ses ressources humaines restent incomplètement valorisées. Dans un contexte de niveau de vie élevé et de tertiarisation de l’économie, l’avenir semble résider dans l’adoption d’un système de haute formation professionnelle pour le plus grand nombre, faute de quoi la fermentation idéologique encore marginale, fondée sur le retour à la terre et sa valorisation communautaire selon les schémas ancestraux, prendra une ampleur insoupçonnée. Or cette mystique agreste est totalement utopique en Polynésie française où le P.I.B. par habitant et par an dépasse 10 000 dollars depuis 1987 et atteint 15 710 dollars en 1991. La marge de manœuvre des pouvoirs publics locaux est donc extrêmement faible lorsqu’il s’agit de construire une autonomie économique pour ce territoire, à moins de spéculer sur des aides extérieures de provenances multiples ou d’enregistrer une forte émigration des insulaires vers l’Amérique du Nord, l’Australie, voire la France métropolitaine. Dans tous les cas, seul l’envoi massif et permanent de devises peut équilibrer la balance des comptes et rendre ce pays viable sans l’assistance d’une métropole. La grande capacité d’adaptation des Polynésiens actuellement expatriés rend l’hypothèse d’une forte migration plausible. En ce cas, Tahiti et les archipels périphériques ont toutes les chances de devenir des zones de résidences secondaires pour migrants fortunés en quête d’enracinement.Polynésie françaiseterritoire français d'outre-mer, éparpillé sur 5 millions de km² dans l'océan Pacifique. V. dossier France d'outre-mer, p. 1442.
Encyclopédie Universelle. 2012.